Dans la continuité de la précédente partie et pour conclure le sujet, qu'advient-il à mesure que l'enfant grandit et acquiert le fameux da'ath ?
Qu'advient-il à mesure qu'il développe la connaissance du Bien et du Mal[footnote] ? Qu'il devient capable d'opérer une distinction entre les nombreux concepts familiers de l'existence ? Savoir qui je suis et qui je ne suis pas, ce qui me rend heureux et ce qui me blesse, ce qui rend ma vie en société plus agréable ou plus amère, la notion de propriété, de droit, de devoir, de moralité, de justice, pour n'en citer que quelques-uns. La distinction est un processus psycho-social fondamental visant à particulariser, à individualiser, à percevoir le caractère qui émerge de la masse et, en cela, à donner du sens.
Au fur et à mesure que l'enfant devient familier avec ce procédé, il projette sur le monde qui l'entoure une lumière nouvelle. La lumière de la conscience, grâce à laquelle il devient capable de le décoder. Et le premier monde qu'il éclaire et scrute, c'est le sien. Voici donc qu'il se juge, qu'il se jauge, qu'il se compare à la norme non pas subjective, celle qui lui a été indiquée par ses parents, mais à la norme objective, à la réalité telle qu'en elle-même.
C'est alors qu'un véritable drame existentiel peut se jouer.
La désillusion crue qui surgit au moment où l'individu réalise être qui il est, alors que cette découverte suscite la honte. Voici que certains de ses réflexes ou conditionnements, qu'il aura pourtant jugés vrais et bons durant des années, lui apparaissent désormais comme les symptômes d'un trouble personnel. Il souffre. Il se sent décalé. Il se sait anormal. Entendons, objectivement anormal, positivement anormal. Et cela ne tarde pas à se percevoir. Sa manière de penser le lien social, de rechercher le plaisir, d'appréhender l'amour, de se projeter dans une relation professionnelle, ne peuvent plus dissimuler les dysfonctionnements internes.
Oui, il a honte de lui, d'être ce qu'il est. Il a même honte d'avoir honte, car, il le sait profondément, il n'est pour rien dans tout cela !

Devinez-vous ce qu'un être honteux de ce que son passé a fait de lui, tente de faire pour survivre psychiquement ? Il enfouit ce passé encombrant. Il le masque aux autres, bien sûr. À lui, en premier lieu. Il efface son passé. Et chez l'être humain, le passé, c'est la mémoire. C'est-à-dire l'assise psychique, les racines de l'être, l'identité en somme. Bien que le passé ne soit plus en soi, au présent il continue à expliquer l'être, à le légitimer, à le justifier. Ce n'est pas rien !
Un être honteux de ce que son a fait de lui enfouit ce passé encombrant.
Nombreuses sont les personnes en détresse psychologique ou affective, à souffrir de ce qu'elles appellent prudemment des « problèmes de mémoire ». Les voici parfois incapables d'accéder à des pans entiers de leur vie, comme privées d'elles-mêmes. Parfois, chez elles, les premiers souvenirs remontent à l'âge de 6 ou 7 ans, tout au plus ; parfois, c'est l'enfance et une partie de l'adolescence qui ont été effacées. Le phénomène ne relève aucunement d'un « problème de mémoire », nous le réalisons.
Ce n'est en effet pas un problème, c'est un remède. Le remède désespéré équivalent à un sacrifice de soi, pour sauvegarder sa vie… ou ce qu'il en reste.
Voici comment certains parents ont, sans doute malgré eux, programmé l'effacement de la mémoire de leur enfant. Et comment ils ont hélas condamné le rejeton qu'ils chérissaient tant, à devoir un jour s'oublier afin de survivre au poids du passé.