Partageons une tranche de vie d'un couple juif fictif : Jonathan et Léa.
Un soir, Jonathan rentre du travail. En gravissant les deux étages qui le mènent à son domicile, il n'a qu'une pensée en tête : s'installer dans son canapé et se détendre, un soda à la main. Quand il pousse la porte, son épouse Léa l'accueille avec un sourire. Sourire qui disparaît rapidement.
— Jonathan, je peux te demander un service ?
Jonathan se retrouve d'emblée face à un dilemme. D'un côté, il aime sa femme ; lui rendre service est de l'ordre de l'évidence. D'un autre côté, il est épuisé. L'idée d'avoir éventuellement à supporter un énième problème le contrarie. Comme si ceux de son travail ne suffisaient pas ! Responsable mais prudent, il souffle :
— Je t'écoute. Mais au fait, où sont les enfants ?
— Maman les a sortis au parc. Elle vient de me téléphoner, elle est très embêtée. Le grand fait une crise de nerfs, il refuse de rentrer. Il veut rester jouer avec ses copains. Tu peux aller le raisonner ? Je m'occupe du repas, pendant ce temps.
Le parc se trouve à 15 minutes de marche. Et cette marche, Jonathan n'a pas la force de la faire. Aussi, que voulez-vous ? Jonathan aime sa femme, sans aucun doute, mais c'est aussi un homme. Un homme qui a ses limites. Alors, il perd patience.
— Mais tu ne vois pas que je suis épuisé ? Je n'ai même pas le temps de me poser que tu me demandes déjà de repartir. Ta mère est assez grande pour ramener les enfants. Ce ne sont pas eux qui font la loi !
Prenons un peu de recul. Pourquoi Jonathan n'a-t-il pas accepté de rendre service à Léa ? Beaucoup rétorqueront que la réponse tient dans sa fatigue. Seulement, la réponse est trop superficielle pour pouvoir s'en contenter. Car au fond, Jonathan a été incapable de rendre service à son épouse non pas parce qu'il était fatigué, mais parce qu'il n'était pas préparé à l'éventualité de rendre service.
Il a été incapable de rendre service non pas parce qu'il était fatigué, mais parce qu'il n'était pas préparé.
Développons ce point en essayant de voir les choses autrement.
La caractéristique principale de la demande de Léa n'était pas sa difficulté. C'était sa soudaineté. Cette soudaineté a pris Jonathan au dépourvu, « bouleversant » le schéma de vie qu'il s'était imaginé, schéma avec lequel il avait d'ailleurs franchi la porte. Alors que lui se voyait déjà installé dans son fauteuil, sa femme lui demandait de se lever, de sortir, de marcher un quart d'heure, de gérer la colère d'un enfant capricieux, avant de marcher un autre quart d'heure ! Ceci, Jonathan ne l'avait strictement pas anticipé.
En première analyse, Jonathan n'avait donc pas la disponibilité nécessaire pour rendre service. Plus subtilement, il n'avait pas devancé mentalement la possibilité d'avoir à se rendre disponible pour sa femme. Là réside la cause principale de son emportement.
Ce soir, en rentrant chez lui, Jonathan devait honorer deux sortes de rendez-vous.
Des rendez-vous objectifs, parfaitement identifiés. Retrouver sa famille et s'accorder un temps de repos mérité, par exemple. Et puis des rendez-vous imprévus. Or, Jonathan a totalement délaissé le facteur aléatoire. Car si demander de savoir anticiper l'impossible n'est pas raisonnable, demander d'anticiper un imprévu qui reste dans le domaine des possibles l'est, indéniablement.
Cette élasticité d'esprit, pour ainsi dire, rappelle beaucoup la marge horaire que l'on s'accorde en allant à un rendez-vous. Cette marge qui donne le luxe d'arriver en avance.
Contrairement aux idées reçues, la ponctualité, c'est-à-dire la réunion de l'individu, du lieu et de l'événement, demande d'arriver en avance et pas seulement d'arriver à l'heure. Arriver à l'heure, c'est déjà courir le risque d'être pris au dépourvu si les événements devaient basculer dans l'imprévu. C'est déjà risquer de rater un rendez-vous auquel on se sera pourtant rendu.