La responsabilité collective
Le seul élément sûr, dans cette histoire, c’est l’obligation positive, pour qui le voudrait, de venir en aide à notre pêcheur. Lui, pour sa part, clame qu’il n'a besoin que de contact, comme tout le monde. Mais puisque son besoin le ronge, c’est bien d'une aide dont il a besoin.
Peut-on donc envisager de le soustraire à sa dépendance ? Et si oui, comment ?
Faisons une observation préliminaire. L'humanité dont chacun est pourvu, rend sensible à la souffrance. Au point que devant la peine d'autrui, on grossira volontiers la peine réellement endurée[footnote], sans en avoir vraiment conscience. L’empathie et l’apitoiement aidant, un simple vague à l’âme pourra être interprété comme une détresse profonde.
Cette tendance magnifiquement humaine rappelée, confrontons-la au passage talmudique suivant.
Un homme porta ses regards sur une femme et son cœur se consuma d’un désir brûlant [au point de mettre sa vie en danger]. On alla consulter les médecins.
— Il ne pourra guérir, à moins qu’elle ne cohabite [avec lui], conseillèrent les médecins.
— Qu’il meure plutôt qu’elle ne cohabite avec lui ! rétorquèrent les Sages.
— Qu’elle paraisse [au moins] dénudée devant lui !
— Qu’il meure plutôt qu’elle paraisse dénudée devant lui !
— Qu’elle converse [au moins] avec lui derrière une barrière !
— Qu’il meure plutôt qu’elle ne converse avec lui derrière une barrière !
Sanhedrin 75a
Derrière l’apparente dureté de leurs propos, les Sages veillaient en fait à la pureté des femmes d’Israël. Ils refusaient que l'on fasse d'elles un vulgaire objet de passion[footnote].
Et pourtant, il est difficile de ne pas retenir leur sévérité. Voici un homme violemment épris d'une femme, et on ne le laisserait pas concrétiser ses sentiments bien humains ?
Si cela vous étonne, si cela vous révolte, souvenez-vous de l'observation préliminaire. Car voilà, nous y sommes. La compassion innée pour la souffrance pousse à accentuer le chagrin de cet amoureux transi, donc à désapprouver la décision des Sages. Si le cœur d’un homme se languit au risque d'en perdre la vie, lui témoigner de la compassion est un devoir ! Qui refuserait un verre d’eau à un assoiffé ?
Cependant, combler un manque n'est pas toujours salutaire. Dans certaines circonstances, c'est même nuisible. Accorder ce à quoi l'autre aspire, contempler sa satisfaction d'avoir ce qu'il convoitait, s'émouvoir de sa gratitude, sont-ce là des garants ? Si seules les émotions jugent, oui. Mais nous savons que les émotions ont toutes les peines à juger, car les émotions ne pensent pas. Et quand on est soi-même emporté dans un tourbillon émotionnel, on n'est plus assez présent à soi pour penser rationnellement.
Les émotions ont toutes les peines à juger, car les émotions ne pensent pas.
Il apparaît que dans le passage talmudique précédent, les véritables médecins, ce sont les Sages…
Un mouvement perpétuel aliénant
Il est temps de revenir à notre pêcheur à la vie. Que lui faudrait-il pour guérir ? Élaborer le remède demande de caractériser le mal. Le pêcheur à la vie exprime une angoisse, mais pas de celles qui rendent apathiques. Après avoir lancé une multitude de lignes çà et là, son attente n'est guère passive. Elle serait même agitée. En fait, il est secoué en permanence par des mouvements violents, comme une mer houleuse qui ne peut s’apaiser[footnote].
Élaborer le remède demande de caractériser le mal.
Ce mouvement continu est une malédiction. Le verset : Qaïn bâtissait une ville[footnote] y fait allusion. Le verbe bâtir, à l'instant écrit au passé, apparaît en fait au présent dans la Torah[footnote]. Les commentateurs en déduisent un état perpétuel, révélant que Qaïn ne demeurait jamais longtemps dans le même lieu. En fait, Qaïn bâtissait une (nouvelle) ville (en permanence). Il passait son temps à cela.
On le devine, l’activité de Qaïn, aliénante, lui empêchait toute quiétude, tout profit.
La même chose vaut pour le pêcheur à la vie. Avec l’aide de Facebook[footnote] qui lui offre l’opportunité d’un contact facile et illimité, il cherche constamment à combler son agitation intérieure. En soi, le pêcheur à la vie est superficiel et dangereux. Plus exactement, en cultivant sa superficialité, il devient dangereux pour lui et pour son entourage, car il redistribue cette superficialité à l'envi.
Si l'on comprend cette idée, le remède tombe sous le sens. Pour aider une telle personne, il faut l’orienter vers sa richesse intérieure propre. De nouveau reliée à sa propre existence, elle cessera d’être dépendante de celles des autres.