Comment naît un tyran, ou les effets possibles de la frustration (2/2)

Comment naît un tyran, ou les effets possibles de la frustration (2/2)
Photo par Aarón Blanco Tejedor

Quand, donc, la volonté propulse le flux existentiel de l'homme vers la réalité du monde, deux issues sont possibles. Soit la réalité s'agence conformément à la volonté, soit elle s'en écarte.

Dans le premier cas, l'homme a rendez-vous avec la joie. La volonté qu'il avait investie[footnote] dans son projet de vie a été couronnée de succès. C'est ce que je signifiais en écrivant que la joie survient au moment où la volonté se superpose avec la réalité. L'âme a jailli dans ce monde, lequel s'est agencé en conformité, permettant à l'âme d'y laisser son empreinte. Pour l'homme, contempler cette empreinte est source de joie.

Qu'en est-il dans le second cas ? La volonté s'est exprimée en projetant l'âme de telle ou telle façon dans la réalité ; seulement, la réalité n'a pas suivi, pour ainsi dire. La conséquence pour l'homme tient alors en un mot : frustration[footnote].

Or, quand la frustration individuelle entre en contact avec la société, l'effet est dévastateur.

Sous l'effet de la frustration, c'est-à-dire de l'impossibilité à pouvoir exister, clairement perçue comme telle de l'intérieur, l'être humain peut développer de la rancœur et même de la haine vis-à-vis de ses semblables.

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Ce robinet coulant au goutte-à-goutte figure la volonté peinant à jaillir. Photo par PAN XIAOZHEN

Car un homme frustré est un homme blessé, et un homme blessé est un homme à part. C'est un homme qui, malgré lui, doit désormais faire face à une masse de privilégiés, préservée de son sort amer. Les semblables, écrivais-je, ou plutôt les « ex-semblables », deviennent a posteriori presque redevables d'une dette de vie qu'ils n'ont pas su ou voulu régler. Oui, ils sont coupables ! Coupables de n'avoir rien fait pour garder un des leurs dans le groupe.

Car un homme frustré est un homme blessé, et un homme blessé est un homme à part.

Et voici l'individu blessé, se mettant à juger la société d'un œil sévère. Un œil au fond duquel un reproche silencieux semble gronder sourdement :

— Vous avez vu mon échec ; et malgré tout, n'avez rien fait. Votre tour viendra !

Un terroriste est né.

Évidemment, une telle rancœur n'est pas rationnelle. Après tout, personne ne peut exister à la place d'autrui[footnote]. L'existence est une affaire personnelle ! Pour être tout à fait précis, on a besoin des autres pour coexister, c'est-à-dire pour mener des projets communs (un projet de couple, un projet professionnel, un projet social fédéré par des idéaux communs). Exister, en revanche, ne regarde que soi.

Dès lors que la frustration individuelle n'est pas gérée, c'est-à-dire absorbée par la structure intime d'une personnalité suffisamment construite, elle engendre un être blessé, convaincu que la société a gâché son existence. Pourquoi forcément la société ? Cet être pourrait s'en prendre à D.ieu, après tout ; mais tout le monde n'est pas croyant. Il pourrait s'en prendre au destin, à sa mauvaise étoile, à la malchance ; ces entités immatérielles ne lui répondraient guère. Il pourrait s'en prendre aux objets, les gâcher, les détruire ; la frustration ne serait pas assouvie pour autant, car les objets, inertes, ne demandent pas grâce ! C'est donc vers le vivant, vers ses pairs, qu'il se tournera. Eux réagiront à sa frustration, d'une manière ou d'une autre. Et c'est dans leurs réactions, qu'il trouvera justement une forme de compensation.

Pour tout crime, il faut un coupable n'est-ce pas ? La société sera, à ce titre, le coupable parfait. C'est injuste, c'est même faux, mais c'est le plus commode.

Mû par un sentiment d'amertume qu'il travestira en « justice », ce terroriste ou tyran d'un genre nouveau gâchera l'existence de la société. Sa quiétude, sa cohésion, ses projets.

people standing on snow covered ground during night time
Photo par Florian Olivo

Je connais un couple, qui n'a d'ailleurs de couple que le nom[footnote], et dont le mari, très immature, peine justement à se réaliser. Pour tout dire, il entretient avec son épouse des relations exécrables. Son calcul est simple : repousser autant que possible le moment où il devra assumer sa frustration, ses échecs d'existence comme je les nommais. Et en attendant ce moment, qui sera forcément tardif puisque son immaturité l'empêche de l'assumer dès maintenant, il accablera son épouse, devenue responsable bien malgré elle.

Deux axes de réflexion pourraient prolonger cet article.

Le premier vise sa propre personne : être attentif à la manière dont on accueille la frustration que l'existence réserve nécessairement.

Le second concerne l'entourage : la nécessité d'aider celui qui souffre, ce qui constitue de toute façon une grande mitsva. Mais l'aider aussi pour l'empêcher de se replier sur lui-même, au point qu'il en vienne à désirer faire souffrir les autres. Un peu à l'image de ce camarade que j'avais étant adolescent, et dont j'ignore ce qu'il est devenu.

Elle est presque incalculable. L'expression de la volonté comprend par exemple les émotions, les élaborations intellectuelles, les projections psychiques appelées plus simplement l'espoir ou l'ambition, tous les moyens humains ou matériels enfin.
Il existe une autre possibilité, non abordée dans cet article. Il s'agit du cas où la volonté ne s'exprime même plus, en cas de dépression ou de choc psychique significatif, entre autres.
Du moins, sans lui faire de tort...
Sans raillerie aucune. La remarque renvoie plutôt à une définition littérale du couple. Marier c'est accorder, associer, mêler intimement, harmonieusement. Ce à quoi ce couple n'est hélas pas encore parvenu.

David Benkoel

David Benkoel

Analyste et écrivain, je partage sur ce Blog mon goût pour la psychologie et pour le développement personnel.

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