Voici deux situations dans lesquelles vous vous reconnaîtrez peut-être. Elles sont si courantes !
Situation n° 1
Une personne habite dans un boulevard où se trouve une caserne de pompiers. Dès le matin, des sirènes hurlantes lui imposent un stress qu'il a du mal à gérer. Le moindre bruit, que ce soit un bébé qui pleure ou une porte qui claque, devient peu à peu pour lui une agression. Cela provoque d'ailleurs l'étonnement de sa famille.
— Tu devrais apprendre à faire abstraction ! lui dit-on régulièrement.
De son propre aveu, ce conseil n'a aucun sens.
Situation n° 2
Une mère de famille a plusieurs enfants adolescents. Chacun la sollicite à tour de rôle pour la moindre raison. Une fille a besoin de renouveler sa garde-robe, un garçon supplie de pouvoir rentrer tard après une soirée entre amis, un autre exige de passer les prochaines vacances dans tel endroit. Voyant cette maman céder à tous les caprices de sa progéniture, son époux finit par lui demander, incrédule :
— Pourquoi craques-tu toujours devant leurs demande ? C’est toi qui décides, dans cette maison.
Que doit-on apprendre ?
Ces tranches de vie sont d'une telle banalité, qu'il n'y a pas grand-chose à en apprendre.
Ceci est doublement faux. D’une part, nous savons que la personne avisée apprend de tout homme[footnote]. Et puis, nous le savons d'expérience, il n’est pas (…) de chose qui n’ait sa place[footnote]. Sur un autre plan, qui oserait nier l'extrême profondeur de l'être humain ? En fait, tout ce qui concerne l'homme, y compris des situations insignifiantes, recèle bien des richesses.
Alors que doit-on apprendre ?
On doit apprendre une vérité simple, mais aux effets incalculables. Quand l’être humain est confronté à une épreuve, qu'elle soit modeste ou plus difficile, il se met à changer. Il n'y a même que l'épreuve qui soit susceptible de le faire évoluer.
Quand l’être humain est confronté à une épreuve, il se met à changer.
Au passage, l’un des enjeux de la construction de soi vise à conserver une forme de stabilité psycho-émotionnelle, en dépit des aléas de l’existence. Cette qualité s'acquiert à mesure que l’être intérieur gagne en homogénéité. Sa sensibilité aux agressions extérieures, aptes à l'ébranler, tend alors à diminuer.
Ainsi donc, l’être humain change. Dans l'épreuve, la souffrance du choc qu'il subit débouche au mieux sur une évolution faisant suite à une remise en cause, au pire sur un traumatisme, à moins que ce ne soit sur une révolte. Après s'être suffisamment éloigné du choc, il parvient à discerner un avant et un après dans l'évolution de son état intime. Une nouvelle personne est née, parfois renforcée ou grandie, parfois affaiblie ou avilie.

Ceci aide par exemple à comprendre le cercle vicieux de la souffrance non dépassée. Il peut être ainsi décrit : plus on souffre et moins on supporte de souffrir[footnote]. La personne ayant été éprouvée n'en ressort généralement pas indemne. Au moment de relever un nouveau défi de la vie, si l'épreuve précédente n'a pas été sublimée[footnote], la personne est moins bien armée. Et plus elle chute, plus elle a du mal à se relever, et même à croire à la possibilité de se relever.
Plus on souffre et moins on supporte de souffrir.
C’est d’ailleurs l'une des raisons pour lesquelles, au bout d’un certain temps, on voit se développer chez certains individus en souffrance des réflexes d’autodestruction[footnote]. On les croit alors devenues fous. Mais ils sont parfaitement sains d'esprit, cohérents dans leur spirale infernale. Après tout, ils ne font qu'exprimer leur lassitude d'avoir à subir l'existence ! Se croyant perdus, ils font l’économie d’un combat qu’ils pensent perdu d’avance. Ce qui se joue, c'est la résignation terrible de se laisser détruire toujours davantage.
Mais ce qui peut être mis au service du mal, de ce qui gâche la vie, peut aussi être mis au service du bien, du sens, du vrai.
Une anecdote personnelle me revient. À mon entrée en Yechiva[footnote], deux choses me surprirent. Le brouhaha constant, témoin de l’implication des élèves dans leur étude (brouhaha auquel je devais bientôt mêler mes propres exclamations), et le nombre de livres alourdissant d'imposantes étagères.
— Jamais je ne pourrai étudier tout ça ! soufflai-je naïvement à une personne qui m’accompagnait.
— La première année, tu apprends lentement, me répondit-elle. Mais la deuxième année, tu étudies deux fois plus vite, et ainsi de suite.
Une personne ayant connu l'emprise affective, ou une agression sexuelle, ou le poids de parents avares d’affection, est une personne ayant toute légitimé à douter de pouvoir mener une vie normale. J’entends par une vie normale, une vie purgée de l'angoisse permanente suscitée par un mal flou, lancinant, et qui la ronge. Or, quand cette personne parvient enfin à mettre un nom et une logique sur les mécanismes néfastes dont elle est l’objet (et l’auteur malgré elle), c'est comme si elle mettait de la lumière dans un monde de ténèbres. Une lumière teintée de sérénité, de joie et d’optimisme. Alors elle change, positivement cette fois ! Jusqu’à être capable, un beau jour, de dire cette phrase merveilleuse : « Je m'en suis sorti(e) ».
La lumière de la compréhension est salvatrice. Elle apaise. Et si l’apaisement ne guérit pas, il autorise néanmoins la conscience, la pulsion de vie aussi, à jaillir et à reconquérir un précieux terrain.