Un pêcheur d’un nouveau genre
Si tout le monde ne sait pas pêcher à la ligne, chacun sait que dans cette discipline, le meilleur moyen de multiplier les prises, c'est de multiplier les lignes. Quand le pêcheur en lance une dizaine, ce n’est pas tant qu’il espère ferrer dix poissons à la fois. Par contre, il sait que ses chances d’en prendre un seul sont décuplées, et cette perspective suffit à le réjouir.
Si, à ce titre, les pêcheurs à la ligne semblent être optimistes et inspirants, certains d'entre eux se démarquent en adoptant un comportement qu’il faut bien qualifier de déviant. Un comportement qui s’écarte de la normalité, même si leurs adeptes vous diront qu'ils n'y voient positivement rien d'anormal.
Cette déviance, nous lui avons prêté un nom original. Nous l'avons appelé le syndrome de la pêche à la vie.
Tout comme certains pêchent à la ligne, d’autres pêchent à la vie. Eux aussi n’hésitent pas à lancer de nombreuses lignes. Ils se mettent alors à attendre, guettant nerveusement la ligne qui, la première, s'agitera.
Pour ce genre d’exercice, Facebook est le terrain idéal. Comme il est simple de rédiger un message stéréotypé pour ensuite l’envoyer à une multitude de contacts. Et quelle jubilation que de parier en son for intérieur sur la quantité de réponses qui, sans l'ombre d'un doute, ne tarderont pas à arriver !
La teneur du message envoyé importe d'ailleurs peu.
Ce qui importe, c’est d’abord sa simple existence. Il pourra être parfaitement anodin (« Comment tu vas depuis la dernière fois ? »), insipide (« Tu fais quoi maintenant ? »), audacieux (« Ça te dit qu'on échange nos numéros ? »). Dans un monde virtualisé qui, par nature, édulcore le lien social, qui s’en souciera ?
Ce qui importe ensuite, c’est la réponse du message. Là encore, moins pour son contenu que pour le seul mérite d’exister. Car derrière la réponse, se trouve une personne ; et derrière la personne, se trouve de la vie.

C’est donc cela, la déconcertante pêche à la vie. S’immiscer un bref moment dans le quotidien d’autrui afin d’en emporter une trace éphémère, comme on respirerait le parfum d’un vêtement en imaginant celui ou celle qui l’a porté.
Un syndrome
La différence fondamentale entre la pêche à la vie et une relation ordinaire, c’est la fébrilité occasionnée par l’absence de « prise ».
Quand l’adepte de la pêche à la vie se retrouve seul, il ressent un vide angoissant. Un tel mal-être qui s’oppose d’ailleurs à l’idéal de la Torah, où l'on voit les plus grands ayant parfois dû composer avec la solitude[footnote]. Et puis à la limite, la seule absence susceptible de totalement bouleverser l'homme devrait être l'absence de Présence divine, comme il est encore écrit : « Tu as voilé Ta face : j’ai été terrifié ! »[footnote].
Or, l’amateur de pêche à la vie abhorre purement et simplement la solitude. Elle lui fait peur. Pour la conjurer, il a cru bon de redéfinir le contact. Un contact devenu compulsif, quasiment industrialisé. Un contact sans âme. Mais être incapable d'exister sans les autres, n'est-ce pas un aveu d'impuissance ? Cette vérité, le pêcheur à la vie s'en cache nécessairement, car elle lui renvoie une piètre image de lui-même.
Être incapable d'exister sans les autres, n'est-ce pas un aveu d'impuissance ?
Voici donc le malade imaginaire, version 2.0. Un malade un peu pathétique, dont la survie semble dépendre de la générosité collective. Dans une mise en scène chargée d'affects et de symbolique, le pêcheur à la vie exprime autre chose qu'une attente passive, presque inoffensive. Non, il y a plutôt là une demande péremptoire, une menace silencieuse de non-assistance à personne en danger.
Osons le mot : la situation est perverse. Car en somme, quiconque ne saisirait pas la ligne, porterait une part de responsabilité dans la solitude de celle ou de celui qui, à l'autre bout, guette fébrilement.
Et c'est ainsi que l'on considère autrement la rancune de ces âmes esseulées, qui reprochent avec véhémence à leurs « amis » Facebook de ne pas avoir répondu à leurs messages. Inutile de traiter cette réaction sur le plan de la raison. Elle y échappe entièrement, et c’est bien pourquoi nous nous permettons de parler de syndrome.